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Cette nuit qui a marqué ma vie

À 1 heure du matin précise, la station rapporte : « Il y a eu une explosion au N° 14 rue du Petit Musc, dans le 4ème arrondissement », « Il n'y a pas eu

(Photo Lê Tấn Xuân)

Je me souviens encore de ce jour-là, le ciel de Paris était nuageux mais il ne pleuvait pas. L’après-midi, après les cours, je suis allée à la bibliothèque située au sous-sol de la tour 34 de l’Université Paris 6 (Jussieu) pour revoir mes notes. A 18h je suis allé dîner à la cantine de l’université. Le programme en tête est clair. Après dîner, je passerai au Petit Musc pour imprimer les dernières pages du journal « Liên Hiêp » (« Union »). Il s’agit du magazine mensuel de l’Union des étudiants vietnamiens en France dont je suis membre.

Originaire du Sud Vietnam, je suis parti étudier en France depuis plusieurs années déjà. Grâce à des informations abondantes et de nombreuses opinions sur la guerre du Vietnam, j’ai progressivement compris que cette guerre n’était pas causée par « les communistes nord-vietnamiens envahissant le Sud » mais au contraire, c’était « les États-Unis envahissant le Vietnam avec un gouvernement établi par eux », j’ai donc rejoint l’Union des étudiants (UEVF), une organisation soutenant le Front de libération nationale du Sud-Vietnam.

Ce jour-là, c’était le 29 avril 1975. Après la cantine, j’ai quitté l’université pour me rendre au Petit Musc et j’ai traversé les 2 sections du pont Sully, la partie centrale est l’île de la Cité, à environ 15 minutes de là.

Le siège de l’Union des Vietnamiens en France (UVF) est situé au 16 rue du Petit Musc, Paris 4. C’est un grand appartement donnant sur la rue, large d’environ 7m, profond d’environ 60m, et comportant 2 niveaux : le rez-de-chaussée est une grande pièce qui peut être aménagée en salle de réunion par le biais  de rideaux en plastique qui peuvent être tirés et dépliés, puis vient le bureau de M. Huynh Trung Dong, président de l’UVF, la salle de repos de M. Hoan, un ouvrier, membre vétéran affecté à la surveillance du siège, et enfin la cuisine.

Le sous-sol est le « territoire » de l’Union des étudiants, accédé par 2 escaliers, utilisé surtout par le magazine « Union ». Il y a une salle de réunion, un local technique et une salle d’impression. Nous étions équipés d’une petite presse offset, au lieu de la vieille Ronéo que nous devions utiliser auparavant.

Quand je suis arrivé, j’ai vu que la porte en fer à l’extérieur du Petit Musc était fermée, alors je suis entré par la porte latérale, par l’allée menant au voisin. Il n’y avait que Ly Hoai Trinh, qui était au sous-sol en train de taper à la machine. Trinh s’occupe des aspects techniques, de la saisie et de la relecture des articles. Je m’occupe de l’impression.

Dès le début du mois de mars, lorsque l’offensive générale sur Buon Ma Thuot a commencé, nous avons accroché une grande carte du Vietnam et ainsi, en suivant la progression du champ de bataille, nous avons coloré en rouge les zones nouvellement libérées. J’ai regardé et j’ai vu que tout le sud, du 17e parallèle jusqu’à Phan Thiet (ville située à 150 km de Saïgon) était déjà peint en rouge. Soudain, mon cœur a eu un petit pincement, je pensais que cela ne prendrait pas longtemps avant de finir de peindre cette carte.

Vers 20 heures, nous avons entendu quelqu’un entrer, également par la porte latérale. Je suis monté et j’ai vu les principaux dirigeants de l’UVF : M. Huynh Trung Dong (Président), M. Nguyen Ngoc Ha (Secrétaire général), M. Lam Ba Chau (responsable de la région Ile de France), ainsi que plusieurs membres de l’ambassade de la République démocratique du Vietnam en France et du bureau de représentation du Gouvernement révolutionnaire provisoire de la République du Sud-Vietnam en France.

J’ai aidé à tirer les rideaux pour faire la salle de réunion.

Trinh et moi avons travaillé jusqu’à 23 heures environ, puis nous sommes rentrés chez nous. À ce moment-là, la réunion à l’étage n’est pas encore finie.

J’ai pris le métro numéro 7 jusqu’à la station Porte d’Ivry. Là, rue Nationale, se trouve un petit appartement loué par Ngo Kim Hung, un grand ami et responsable de la section P3 (section Jussieu dont je suis membre) au sein de l’UEVF. Il est également un pilier de l’UEVF.

En fait, je vis avec mon frère et ma sœur, à Vitry-sur-Seine, une ville de banlieue à 15 km au sud de Paris. L’appartement de Hung est une aubaine pour moi car quand j’étais trop paresseux pour rentrer à Vitry parce que c’était trop loin, je venais souvent chez Hung pour dormir.

Hung n’est pas à la maison. Pour une raison que j’ignore, je ne me suis pas couché tout de suite et j’ai écouté de la musique sur Europe 1. À cette heure-là, la station diffuse généralement de la musique et de  temps en temps de courtes informations. À 1 heure du matin précise, la station rapporte : « Il y a eu une explosion au N° 14 rue du Petit Musc, dans le 4ème arrondissement », « Il n’y a pas eu de blessés ». J’ai sursauté. Notre siège est au numéro 16. Dans le doute, j’ai immédiatement pensé à Luu Nghia Tri, un ami proche qui habitait à proximité, et surtout, avait une voiture. J’ai décidé d’aller chez Tri. Après avoir discuté, nous avons décidé d’aller au siège.

Du coin de la rue Petit Musc avec la bouche du métro Sully-Morland, nous avons marché une courte distance jusqu’au siège et avons vu des voitures de police, un camion de pompiers avec des gyrophares et beaucoup de monde. Bien qu’il fasse sombre, nous avons clairement vu la porte en fer du siège à moitié tombée sur la rue.  Tout autour, il n’y avait que de la fumée et des phares. C’est notre numéro 16, pas le 14 comme c’est indiqué à la radio. Qu’est-ce-qui est arrivé, nous n’en avons aucune idée.

Que faire maintenant ? Nous ne sommes pas allés sur les lieux car nous avions peur que la police nous demande nos papiers et enquête sur nous, ce qui aurait été très compliqué. Tri et moi avons décidé d’aller chez Nguyen Duc Phuong, l’un des leaders de notre mouvement étudiant à l’époque. Phuong nous a dit de voir avec Nguyen Van Bon, qui était alors responsable des relations extérieures de l’UEVF. Bon nous dit que ce problème dépassait le cadre de nos étudiants et a suggéré que nous contactions Nguyen Ngoc Ha, secrétaire général de l’UVF.

Nous sommes donc allés tous les deux, Tri conduisant, moi assis à côté de lui, de Paris à Vitry-sur-Seine, en passant par Choisy-le-Roi puis Arcueil-Cachan, où habitait Ha. Notre voiture a traversé le calme des rues désertes de banlieue, avec seulement des lampadaires blancs tamisés et des feux rouges et vertes aux intersections. Quand on a sonné, Ha a immédiatement ouvert la porte. Dès que nous avons dit « Il y a quelque chose qui ne va pas au siège », Ha a tout de suite répondu : « Je sais, la police m’en a informé. Des fascistes ont fait exploser une bombe à notre siège ». Il a ajouté : « L’Union s’est préparée, vous devriez rentrer chez vous, dormir et rester en bonne santé. »

À ce moment-là, je n’avais pas bien compris le sens des paroles de Ha qui semblaient être un conseil très normal de la part d’un ainé, mais aujourd’hui, en y repensant, je crois que, dans l’esprit de Ha, c’était peut-être : « Les chars de l’armée de libération ont pris position à la périphérie de Saigon, tous les niveaux responsables de l’UVF, des branches locales (provinces) aux autres organisations de base de l’UVF à Paris (y compris nous, les étudiants) ont tous été informés et se sont préparés à avoir des activités pour célébrer la victoire ». D’où le mot « restez en bonne santé » car les jours à venir seront très fatigants.

Ha nous a conseillé de ne pas en faire tout un plat : « Mettez calmement au courant l’incident à vos camarades, mais ne venez au siège qu’à midi, le temps que la police ait terminé son investigation et quitté les lieux ».

Il nous a invités à prendre un café. À ce moment-là, j’ai regardé l’horloge accrochée au mur du salon, il était 4h13 du matin le 30 avril 1975.

Au retour, Tri m’a déposé à l’intersection de la rue Nationale avec le Boulevard Masséna. Le ciel a commencé à s’éclaircir.

À 5h30 précises, Europe 1 annonce : « Saïgon est tombée ».

Il était 11h30, heure du Vietnam, soit 6 heures de décalage horaire (en 1975, la France a commencé à changer l’heure d’été et l’heure d’hiver à la fin de cette année-là).

Mes premières pensées étaient heureuses, très heureuses, tellement heureuses que je ne pouvais comment les décrire. C’est comme une rivière en crue qui déborde. Un flot de bonheur qui submerge tout mon corps et âme. Mais je ne suis pas trop surpris car nous peignions la carte du Sud en rouge depuis plus d’un mois maintenant.

Juste après, j’ai pensé à mes parents à Saigon. En ce moment même, ils seraient probablement très heureux aussi car dorénavant, ils peuvent réaliser le rêve qu’ils ont dû enfouir au plus profond de leur cœur :  retourner dans leur pays natal, dans le Nord, pour revoir ma grand-mère et mes tantes et oncles, après des décennies de dure séparation. Quelques années plus tard, le rêve est devenu réalité lorsque mon père a pris l’avion pour Hanoï.

Par contre, je suis également inquiet : comment va mon grand frère, capitaine du Corps des Marines de l’armée de Saïgon ? A cette époque en France et surtout au Vietnam, toutes les familles n’avaient pas le téléphone, ainsi, concrètement, comment se communiquer entre la France et le Vietnam, deux pays distants de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres ? La dernière nouvelle que j’ai reçue était par courrier, il y a presque un mois, lorsque mon frère était en poste à Quang Tri, la région où avait commencé le début de l’offensive pour la libération du Sud. Ce n’est qu’à la fin du mois de mai-début juin 1975 que j’ai su que mon frère était toujours en vie et s’était présenté au nouveau gouvernement.

Pham Nguyen Thy

Article paru dans LE MONDE du 2 Mai 1975:

Attentats contre les sièges d’associations franco-vietnamiennes

dienhai.nguyen@free.fr

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